Fiu, Le secret du Tupa 6

Publié le par Catherine Picque

Elle était assise là, sur son fauteuil en bambou, les bras bien parallèles à son buste. Cela faisait au moins une heure que les pulsations de son cœur étaient les seuls mouvements qui animaient son corps à l'exception du battement de ses paupières. Elle contemplait d'un air vague le lagon, dont la surface était exempte de toute ondulation. C'était une journée sans vent, dépourvue de toute énergie susceptible de la faire sortir de sa léthargie. Depuis son retour à Raïatea, c'était la première fois. Maintenant que ça durait, il fallait se rendre à l'évidence, Maeva avait le fiu. Ce malaise indéfinissable qui peut toucher un polynésien plusieurs fois par an.

Peut-être était-ce son séjour prolongé en métropole ou bien le fait que son père était popaa qui avait jusque là épargné la jeune femme de cet état.

Malgré l'agacement provoqué par cette incapacité à rassembler son énergie, Maeva savourait avec délectation, ce moment pourtant peu fugace. Elle se sentait comme touchée par la grâce, enfin elle « était » Tahitienne. C'était pour elle un rite de passage, l'occasion de s'affilier avec les vahine et les tane qui avaient vécu sur la Grande Île Sacrée et dont une partie était ses ancêtres.

Demain au marché, quand elle achèterait à Emma ses ananas, elle comprendrait mieux comment cette mama pouvait être si pleine d'énergie à l'aube et si nonchalante dans l'après-midi. Leur conversation serait la même, les signes de reconnaissance avec les sourcils inchangés, mais Maeva aurait le sentiment d'être initiée.

Elle savourait d'avance tous les plaisirs qu’allait lui apporter cette nouvelle appréhension du monde.

Mais un élément parasite était survenu depuis quelques instants, le cartésianisme de la jeune femme était en train de ressurgir :

« Comment ces satanés tupas pouvaient-ils être encore vivants avec tout le poison qu'elle avait enfoui dans leurs trous hier matin ? »

Non seule ment ces crabes de terre venaient la déranger dans sa première expérience de fiu, mais en plus ils étaient en train de lui piquer ses pinces à linge… Voilà que le petit morceau de plastique rouge disparaissait dans l'antre du monstre carapacé. Le mal était fait, le cerveau avait remis le starter. Ainsi les crabes de terre pouvaient être à l'origine du trouble qu'elle avait décelé l'autre jour chez Taputu ; la phrase qu'il répétait comme une litanie : « Ce matin-là, le jardin était propre ». Que voulait-il dire ? La gendarmerie n'avait rien trouvé autour du cadavre, aucun objet pouvant donner des indices sur l'origine du décès. Taputu avait-il retrouvé par la suite quelque chose qui aurait été dissimulé par les tupas ? Maeva se rappela effectivement, que c'était le jardinier Marquisien qui lui avait recommandé d'utiliser ce poison végétal contre ces crustacés terrestres qui dévastaient son jardin.Il avait insisté sur la nécessité d'introduire du pain humecté de la préparation dans chaque trou deux fois par an, au même intervalle. Il avait pris l'habitude de le faire chaque année aux mêmes dates ; le lendemain de deux jours fériés éloignés de six mois environ, le 29 juin Fête de l'Autonomie Interne et après le Nouvel An. Or, Monsieur Peterson était mort pendant la nuit de la Saint Sylvestre. Cela coïncidait, le lendemain du meurtre Taputu n'avait pas pu effectuer sa tâche d'éradication bisannuelle, car le jardin était occupé par l'équipe d'investigation de la gendarmerie, mais quelques jours plus tard, en glissant les appâts empoisonnés dans les trous, il avait dû tomber sur un objet « volé » par un crabe de terre, avant la découverte du corps. Mais quel genre d'objet pouvait être assez petit et léger pour être transporté par un de ces « éboueurs à pince » ? Était-ce l'arme du crime ? Ou un indice permettant d'identifier l'assassin ? Maeva décida qu'il était temps de rallumer son ordinateur et de compléter ses « petites fiches » dignes d'Edgar Hoover.

Taputu a priori n'était pas à l'origine de cet homicide, mais il n'avait pas révélé sa trouvaille, restait à comprendre pourquoi ? Redoutait-il des représailles de la part du meurtrier, ou au contraire le protégeait-il ? Maeva commença à se creuser la tête ; qui pouvait avoir de l'emprise sur un jeune Marquisien insouciant et bâti comme un bloc de basalte ? Quelqu'un, envers qui il était redevable, c'est-à-dire qui l'avait aidé à s'installer à Raïatea, quand il était arrivé de Nuku Hiva, ou peut-être une femme. Dans le premier cas, le nom qui venait immédiatement à l'esprit de la détective amateur était celui de Monsieur Peterson. Derrière ses airs bougons, c'était une personne généreuse et fiable qui aidait les nouveaux venus qui ne bénéficiaient pas de réseau de solidarité familiale sur l'île. Le directeur de l'hôpital avait dans un premier temps mis à la disposition de son jardinier un bungalow situé au bout de sa propriété, puis l'avait fait embaucher comme homme à tout faire à l'hôpital. Mais evidemment, cette hypothèse ne menait à rien, puisque Monsieur Peterson était la victime, ce qui rendait encore plus improbable la complicité de Taputu avec un criminel qui aurait fait disparaître son bienfaiteur. Il fallait donc chercher du côté du coeur… Maeva ne s'intéressait pas à la vie amoureuse de ses congénères, certainement parce que la sienne lui apportait bonheur et épanouissement et aussi par excès de pudeur. Une fois encore, elle allait devoir aller pêcher l'information à sa source de prédilection, le salon d'essayage de sa tante couturière.

Publié dans Roman policier

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